La dissuasion nucléaire est un défi moral et politique
En démocratie, deux principes essentiels s'affirment et se répondent :
- la maîtrise de la violence, politique ou militaire, est la condition sine qua non de son usage légitime;
- la victoire ne se conçoit plus à travers la défaite définitive de l'adversaire. Au contraire, c'est le principe de la « non-élimination » qui prévaut pour réguler la rivalité.
En apparence, le consensus sur la dissuasion nucléaire s'affranchit de ce double horizon de contrainte :
- l'ennemi potentiel doit être convaincu que le détenteur de la force nucléaire est prêt à s'en servir. La délivrance d'une frappe s'inscrit dans un champ des possibles qui, pour être circonscrit, existe objectivement. Et, l'hypothèse selon laquelle une forme absolue de violence cesserait d'être contenue est préservée;
- les performances de l'arme appartiennent tout entières à l'idée d'anéantissement. Qu'il s'agisse de l'anéantissement des populations, des infrastructures ou des écosystèmes vitaux. L'existence des entités politiques cibles s'en trouve menacée. L'idée de victoire s'en trouve condamnée.
En France et en Europe, d'importantes forces partisanes appellent à « dés-inventer » la bombe. Elles lient, sur un mode organique, les concepts de « pacifisme », de « non-interventionnisme » et d'« antimilitarisme », protestant que le premier découle, sans alternative possible, des deux suivants. Récemment encore, une voix connue du paysage politique français s'est élevée pour réclamer l' « abolition » du nucléaire militaire - au prix, c'est vrai, d'une démonstration à ce point fantaisiste qu'on doute de son pouvoir d'entrainement.
Mais, si la dissuasion reste un défi moral et politique - en voudrait-on un condensé problématique simple que l'on se demanderait si l'on peut soigner la folie par la folie - pour le Parti Socialiste, pour son candidat, c'est une question de responsabilité. Il est nécessaire d'en rappeler le caractère non-négociable, y compris dans une perspective d'alliance. Le consensus sur la dissuasion est un ciment de l'unité nationale que même l'entrée au gouvernement de ministres communistes n'avait, en son temps, pas remis en cause.
Constats :
L'arme nucléaire n'a pas aboli la rivalité. Mais, elle l'a révolutionnée de l'intérieur.
Aucune arme conventionnelle n'a jamais réussi à empêcher que la rivalité ne dégénère en guerre. Seule la dissuasion a changé la donne. Pour la première fois de l'histoire, un système d'armes a introduit une limitation des effets de la rivalité à l'échelle globale. La menace de la force l'a emporté sur l'emploi de la force.
La bombe met fin à la surenchère. Elle oblige à renouer avec l'idée de limite. C'est elle qui introduit de nouvelles contraintes dans la maîtrise des armements, non l'inverse. La réduction générale des arsenaux et les mécanismes d'arbitrage destinés à prévenir la guerre sont des dividendes de la dissuasion. Ils sont insuffisants pour s'y substituer.
La dissuasion nucléaire est la seule stratégie dont la vérification ne passe pas par l'emploi des armes. Elle est, tout entière, conjecturale. En ce qui concerne la rivalité américano-soviétique, l'arme nucléaire a été utilisée comme il se doit, c'est-à-dire qu'elle ne l'a pas été. Les États-Unis se sont imposés dans la guerre froide sans recourir aux armes de destruction massive. Ce n'est pas un propos incantatoire. C'est une réalité historique. On dira que les conflits « périphériques » ont été meurtriers. On dira que la dissuasion est instable. Et on aura raison. Mais, en rendant le risque infiniment supérieur à l'enjeu, l'arme nucléaire a chassé le spectre de la guerre totale. Elle a fléchi l'objet des appareils de force, dont le but principal n'est plus de gagner des guerres, mais de les prévenir. L'atome est devenu l'élément actif du renoncement aux entreprises militaires.
En France, la notion de stricte suffisance s'oppose exactement à la pratique de la surenchère, qui devient obsolète. La doctrine de la dissuasion du faible au fort est un éloge de la limite. Il n'est nul besoin d'être plus fort que l'autre. Il n'est nul besoin d'être aussi fort que lui. La dissuasion nucléaire est à la fois une affirmation nationale et une limite imposé au nationalisme. Au contraire, la dissuasion conventionnelle du faible au fort : c'est la guerre.
Propositions :
1 - Abolir le « domaine réservé »
Il en va de la dissuasion comme il en va, plus globalement, de la politique internationale et de défense. C'est la responsabilité principale du Chef de l'État, ce n'est pas, pour autant, un domaine réservé. En démocratie, il ne peut y avoir de domaine politique réservé puisque le Peuple est souverain. L'initiative de l'exécutif répond aux exigences des situations de crise. Mais sur ces dossiers, le Parlement doit être, de plein droit, le co-producteur de la politique publique. La question de la guerre et de la paix est, peut-être encore plus que d'autres, l'affaire du Peuple français.
2 – Sanctuariser le principe de la dissuasion
Ni l'emploi, ni l'abandon. La stratégie de dissuasion doit demeurer le cadre rigide de l'arme. Elle est la condition première d'un monde de « basse pression nucléaire ». Qu'on l'abandonne, et la France devra s'inventer une légitimé nouvelle pour siéger comme membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Qu'on l'affaiblisse, et l'atome pourrait bien en déborder. Les tentations existent depuis toujours. Et, depuis toujours, il faut les juguler. Ce sont les théories d'emploi, par exemple les principes de la « dissuasion dans la guerre » ou ceux du « contrôle de l'escalade », qui encouragent la course aux armements. Non la dissuasion.
3 – Veiller à ce que les transferts des technologies nucléaires civiles soient rigoureusement compatibles avec le principe de non-prolifération
Sur ce point précis, les recommandations du rapport Chevènement ( n°332, Commission des Affaires étrangères et de la défense du Sénat), vont dans le bon sens. Des règles claires doivent se substituer au moratoire du G8. Les transferts de technologies liées aux activités sensibles du cycle du combustible doivent être conditionnés à l'adhésion complète de l'État bénéficiaire au régime de non-prolifération. Aucune exportation ne saurait profiter à un État qui n'aurait pas adhéré au protocole additionnel de l'AIEA. Pour contenir et prévenir les crises nucléaires (Corée du Nord, Iran), il est nécessaire de renforcer les moyens de vérification de l'Agence, et indispensable d'encadrer davantage les conditions de retrait du TNP par un État partie.
4 – Continuer de lier ce qui relève du désarmement et ce qui est directement lié à la non-prolifération nucléaire
Si, à l'occasion de la Conférence d'examen du TNP, la France place légitimement le règlement de la crise iranienne au cœur des discussions, il est essentiel de trouver un juste équilibre des préoccupations entre les dossiers de désarmement et de non-prolifération nucléaire.
Le Traité d'Interdiction Complète des Essais nucléaires (TICE), que le Sénat américain refuse de ratifier, est crucial. Et, la négociation d'un traité d'interdiction de la production de matière fissile pour les armes nucléaires se pose en horizon indépassable. Il en va de même du projet de « banque du combustible », conditionnant l'approvisionnement au respect des normes de non-prolifération.
5 – Articuler l'indépendance nationale par la dissuasion, la solidarité européenne et l'alliance transatlantique
Une France forte dans une Europe forte. Le débat doit, dès à présent, déborder le cadre du « domaine réservé » et celui du cercle des experts. L'équilibre - la légitimité - de notre système d'alliance dépend du renforcement du pilier européen de la défense. Ce n'est pas parce que les pays de l'Europe bénéficient de la garantie de sécurité des États-Unis que la dissuasion française n'a pas vocation à s'inscrire dans un cadre plus global. Le processus d'établissement du Nouveau Concept Stratégique de l'OTAN (NSC) concerne, précisément, les équilibres internes de l'ensemble euro-atlantique. On ne peut, dans le même temps, prêcher l'autonomie stratégique et, dans les faits, laisser aux États-Unis le soin de garantir, in fine, la sécurité du continent.